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Michel Sanouillet 

DADA À PARIS

CNRS Editions 2005

Dans le Paris des années 1920, la profonde gaieté du mouvement Dada est vit captée puis étouffée par un castrateur sévère.
Le bref règne de Dada sur la Ville lumière commença avec le retour à Paris de Francis Picabia en mars 1919, puis l'arrivée de Tristan Tzara en janvier 1920. Le mouvement implosa vers 1923 dans un climat de violence et de récrimination. Phénomène international, Dada est né à Zurich et à New York, mais sa version parisienne eut une portée particulière, explique Michel Sanouillet dans ce volumineux ouvrage – ne serait-ce qu'en raison du rôle crucial qu'elle joua dans la genèse du surréalisme.
Dada à Paris propose une autre histoire du mouvement que celle propagée par le fondateur du surréalisme, André Breton. Pour l'essentiel, c'est l'histoire d'une prise de pouvoir par celui-ci, qui exerça sa considérable influence sur le groupe jusqu'à ce qu'il en éjecte Picabia et Tzara. Venus de Zurich, ceux-ci auraient pourtant pu prétendre à un dadaïsme plus « pur ». Selon Sanouillet, Breton entraîna le mouvement parisien dans une nouvelle direction, antithétique à son inspiration initiale. Pour faire court, c'est un récit de la façon dont le dadaïsme français se fit de plus en plus sectaire, dressant les «bretoniens» contre les «tzaraïstes» : « Dada selon Tzara » a cédé la place au «Dada selon Breton». Celui-ci était à la fois fort peu libéral (quasi totalitaire, en fait) et peu spontané, retombant sur des formes littéraires admises et une approche traditionnelle de la politique (laquelle a culminé dans le rapprochement du surréalisme avec le communisme).
Le surréalisme ne fut jamais aussi radicalement nouveau que le dadaïsme, estime Sanouillet. Il entend restaurer la chronologie : Dada a précédé le surréalisme, qui dépendait des idées et concepts du premier. Comme il le montre, il existe une évidente « dissonance spirituelle » entre les deux mouvements : le dadaïsme était tout simplement plus amusant. « Les manifestes de Tzara irradient de vitalité, de chaleur et par-dessus tout d’une joie sans retenue que l'on trouve rarement chez Breton, écrit-il. Malheureusement, le surréalisme fut trop souvent dada sans le rire. »
Le Paris de l'immédiat après-guerre était l'endroit idéal pour voir les idées dada prendre racine et fleurir. Les Parisiens étaient cultivés, raffinés, sophistiqués, mais aussi enclins au scepticisme, blasés. Cependant, la scène littéraire était « connue pour sa sclérose, son inertie et un attachement bourgeois à certains styles de vie et de pensée, ainsi qu'aux structures anachroniques perpétuées par la presse littéraire et autres coteries intellectuelles ». André Breton et ses amis Philippe Soupault et Louis Aragon étaient particulièrement mûrs pour être conquis par le nouvel esprit dada. Ils appartenaient à une génération abîmée par la Première Guerre mondiale, dans laquelle ils avaient servi. Soupault se souvient de leur petit groupe durant l'hiver 1917-1918 à Paris, un peu avant qu'ils ne rencontrent le dadaïsme : « Nous traînions dans la fumée du train de la Petite ceinture dans nos uniformes maculés, négligeant de saluer les officiers, négligeant toute civilité, négligeant l'heure qu'il était et nous négligeant nous-mêmes. »
La poésie dada était autant une réaction à la propagande du temps de guerre et à l'enthousiasme populaire pour le conflit que celle d'un Wilfred Owen ou d'un Siegfried Sassoon (1), mais c'était une tout autre réaction. Il faut rappeler à cet égard que Marcel Duchamp, considéré par Sanouillet comme l'archétype du dadaïste, « l'électron libre » de Dada, « une sorte de gourou » et celui qui jouait le mieux « le grand jeu dada », est né la même année que Rupert Brooke (2) ; Picabia avait seulement un an de moins qu'Edward Thomas (3) et Breton seulement trois de moins que Wilfred Owen. Pour comprendre Dada, dit Sanouillet, il nous faut saisir la culture qui régnait pendant la guerre : « Les stupides bluettes patriotiques, les chansons appelant à la vengeance, les croûtes représentant des scènes de bataille », mais aussi les hommes de lettres, écrivains et poètes qui exaltaient l’héroïsme de « nos jeunes gens » et la beauté des armes. À l'inverse, les dadaïstes étaient « rendus malades par la puanteur d'une Belle Époque disparue » et « torturés au fer rouge par l'effroyable boucherie de 14-18, brûlant d'exprimer de toutes les manières possibles leur horreur du compromis et recherchant à tout prix une échappée vers une nouvelle façon de vivre, d'écrire et de ressentir ». On peut se faire une idée du défi lancé par Dada à la culture d'après guerre en lisant le Manifeste cannibale de Picabia (1920) :
DADA lui ne sent rien, il n’est rien. rien. rien. rien.
Il est comme vos espoirs : rien.
Comme vos paradis : rien.
Comme vos idoles : rien.
Comme vos hommes politiques : rien.
Comme vos héros : rien.
Comme vos artistes : rien.
Comme vos religions : rien.
On présente toujours le Picabia du Manifeste cannibale comme «machiavélique» dans ce livre, mais c'est peut-être André Breton qui mérite le plus cet adjectif. Sanouillet le dit « ensorcelant », mais sans vraiment réussir à rendre sa personnalité. Dans sa version des événements, le jeune homme « hypersensible » avait, par tempérament, fort peu de dispositions pour le dadaïsme, et « ne se prêtait qu'avec réticence à ses extravagances ». Selon Sanouillet, Breton était bien trop sérieux et solennel pour vraiment comprendre ce que Dada signifiait. Son « invariable sévérité morale » allait à l'encontre de l'esprit du mouvement, alors que Tzara et Picabia se faisaient une fête de l'ambiguïté morale.
Pour Breton, Jacques Vaché, le soldat blessé [adepte de Jarry] qu'il rencontra quand il était interne à l'hôpital de Nantes, en 1916, était une réincarnation de Rimbaud et représentait rétrospectivement une bonne partie du legs littéraire du dadaïsme. Sanouillet n'achète pas cette version : pour lui, Vaché, qui devait mourir d'une overdose d'opium en 1919, n'est nullement une personnification de Dada. L'affirmation de Breton selon laquelle Vaché « était Dada avant Dada » est contredite par une lettre qu'a dénichée l'auteur, écrite par Soupault à Tzara en 1919, attestant que Vaché admirait le Manifeste dada 1918 de Tzara, « le premier, le vrai et le grand évangile du dadaïsme » selon Sanouillet. Celui-ci admet seulement, et comme à contrecoeur, que l'influence de Vaché favorisa la réception par Breton des idées de Tzara.
Le futur surréaliste et ses amis rencontrèrent la poésie de Picabia et de Tzara en 1919. « À ce moment, devait écrire Breton bien plus tard, nous interceptâmes des signaux si dérangeants qu'ils semblaient venir d'une autre planète. » Il lança son propre périodique d'avant-garde, Littérature, en mars 1919 et en janvier 1920 rendit visite à Picabia chez lui rue Émile-Augier. «Nous pouvons en fait considérer cette rencontre comme la date précise à laquelle le mouvement Dada est né à Paris», affirme Sanouillet. Ce fut pour Breton comme une seconde « révélation », la première étant le Manifeste dada 1918.
L'écrivain semble avoir transféré tout ce qu'il avait ressenti à l'égard de Jacques Vaché sur Tzara, dont il attendit l'arrivée à Paris comme s'il était Rimbaud, Sade et Lautréamont réunis. Celui-ci fit son apparition en janvier 1920. Il était petit, légèrement courbé, portait un monocle et parlait un mauvais français avec un fort accent roumain : la façon dont il disait « Dada » (« deux brèves syllabes qui éclataient comme une mitrailleuse ») semblait ridicule. Les membres du groupe de Littérature furent d'abord désemparés, mais Tzara les conquit avec sa technique de la scène, rodée au cabaret Voltaire à Zurich, et devint à leurs yeux l'incarnation de l'esprit dada, « le dadaïsme zurichois en chair et en os ». Lors de leur première manifestation au Palais des fêtes, rue Saint-Martin, Tzara continuait de lire, imperturbable, tandis que le public criait au scandale (« À Zurich ! Au poteau ! »). Contrairement aux autres, il avait déjà vu ça.
Dans les premiers mois de 1920, les représentations se succédèrent et le mouvement conquit brièvement le tout-Paris. « Vers le mois d'avril 1920, écrit Sanouillet, les mots "Dada, dadaïsme, dadaïste" furent littéralement sur toutes les lèvres. » Le bon temps ne dura pas, cependant, et lors de la saison de 1921 il fut de plus en plus évident que le groupe de Littérature et les «vétérans de Zurich» tiraient à hue et à dia. Le schisme se fit d'autant plus profond que Tzara fut moqué dans la presse pour son nom étranger et son curieux accent, alors que les membres du groupe Littérature étaient en général épargnés. De même, le rédacteur en chef de La Nouvelle Revue française, Jacques Rivière, présentait Breton et Aragon comme de jeunes talents promis à un bel avenir, et jugeait finis Tzara et Picabia. Quand Breton publia sa « Reconnaissance à Dada » dans la NRF, cela fit enrager autant les tzaraïstes que les collaborateurs plus conservateurs de la revue.
Selon Sanouillet, le simulacre de procès intenté contre le nationaliste Maurice Barrès en 1921 « sonna le glas du mouvement Dada » à Paris (4). C'était un indice patent de la veine autoritaire de Breton. Tzara et Picabia «réagirent vivement à l'idée que le dadaïsme pût s'ériger en arbitre et critique –- ou pire, en représentant de la loi ». Tzara fit de son mieux pour torpiller le procès (5). « Je ne juge rien », déclara-t-il avant de conclure par une « courte chanson dada » :
la chanson d'un dadaïste
qui avait dada au coeur
fatiguait trop son moteur
qui avait dada au coeur
Breton ne fut pas impressionné, mais la petite chanson de Tzara décrit bien ce qui était en train de se passer. Comme l'écrit Sanouillet, « c'est comme si le mouvement était vidé de sa substance et "rechargé" avec une forme complètement différente d'énergie. Seul l'emballage dada restait intact ; le produit était devenu méconnaissable. Tel un bernard-l'hermite, le groupe de Littérature était en train d'occuper la coquille de Dada ».
Aussitôt après le procès, Picabia s'indigna : « Maintenant Dada a un tribunal, des avocats, bientôt probablement des gendarmes [...]. L'esprit dada n'a réellement existé que durant trois ou quatre ans, il fut exprimé par Marcel Duchamp et moi à la fin de 1912. » Plus tard, il écrivit : « Dada s'est enfui au galop dans un nuage de poussière. De petits vauriens lui sautent sur le dos, caressent l'animal, lui donnent du sucre, lui fixent des oeillères, tirent la bride vers la droite. Pauvre Dada sauvage [...] Dada est mort. »
Picabia parti, Tzara tint bon un moment face à Breton et au groupe Littérature, mais en 1922 ils le dénoncèrent comme un « imposteur avide de réclame ». Il répliqua que Breton « n'existerait pas sans Dada ». En réponse à un article de Breton intitulé « Après Dada », il écrivit : « Un de ces jours on saura qu'avant Dada, après Dada, sans Dada, vers Dada, pour Dada, contre Dada, malgré Dada, c'est toujours Dada. Et tout ça est sans importance. » Le mouvement parisien s'épuisa vers 1923. Un an plus tard, Breton lançait le surréalisme.
Dada à Paris a été publié en 1965, mais Sanouillet a commencé de travailler à son sujet dès la fin des années 1940, quand « la plupart des dadaïstes des années 1920 avaient atteint une sorte de sérénité. La nostalgie qu'ils éprouvaient pour leur jeunesse les avait conduits à considérer leurs violentes confrontations d'antan avec un amusement attendri ». Il a parlé avec tous les témoins vivants et a passé au crible chaque entretien, chaque récit, jamais fiable, des acteurs principaux comme des seconds rôles. L'excellente traduction de l'édition revue et augmentée de 2005 contient un appendice réunissant plus de 200 lettres – « la trame sur laquelle fut brodée notre chronique », écrit Sanouillet. Il y a la correspondance entre Breton, Tzara et Picabia, plus quelque cinquante lettres de dadaïstes ainsi que des missives d'Apollinaire, Cocteau, Max Jacob et même Marcel Proust. Si l'on y ajoute une bibliographie de plus d'un millier de titres et une liste de sources en ligne, cela fait de Dada à Paris une référence essentielle pour toute personne intéressée par le sujet.
Il peut paraître paradoxal de produire un livre si bien documenté sur un mouvement qui a tant insisté pour affirmer son caractère éphémère et inconséquent (même si, note Sanouillet, Picabia, Tzara et Breton ont soigneusement conservé les coupures de presse). Mais, au-delà de la valeur informative du livre, Michel Sanouillet se montre un interprète sensible de l'authentique esprit dada, de sa destruction créatrice et de sa profonde gaieté. Le mouvement était fondamentalement nihiliste, mais Sanouillet choisit de privilégier sa « foncière vitalité ». Ses membres n'ont jamais été aussi vivants, soutient-il, que lorsqu'ils voulaient tout détruire, tout mettre sens dessus dessous. La violence et l'agression font certes partie du legs artistique du dadaïsme, mais la spontanéité, le dynamisme et le désir forcené d'échapper aux règles et aux contraintes qui régissent la création aussi.
Cet article est paru dans le Times Literary Supplement le 6 mars 2012. Il a été traduit par Olivier Postel-Vinay.
1| Le grand poète anglais Wilfred Owen, tué en 1918, s'est rendu célèbre en décrivant l'horreur de la guerre des tranchées. Son compatriote Siegfried Sassoon, qui l'a beaucoup influencé, avait refusé de reprendre le service après une permission.
2| Le poète anglais Rupert Brooke, qui mourut sur un navire-hôpital en 1915, s'était fait connaître pour ses Sonnets de guerre.
3| Le poète anglo-irlandais Edward Thomas a été tué pendant la bataille d'Arras en 1915.
4| « Procès » présidé par Breton : « Mise en accusation et jugement de Maurice Barrès pour crime contre la sûreté de l'esprit. »
5| Où il était présent comme simple témoin. Il répondit « non » à la question traditionnelle : « Jurez-vous de dire toute la vérité ? » et finit par quitter la salle.